Lors d’une unique interview téléphonique l’artiste polymorphe Emma Iks a daigné s’entretenir sur son art. Il est à noter que l’entretien a débuté à 4 heures 26 le matin du 2 décembre 1997 et qu’il s’est achevé à 1h13 le surlendemain. L’artiste avait donné par l’intermédiaire de son majordome Tiburce les conditions auxquelles devaient se plier les journalistes pour obtenir cette confession qu’elle voulait à la fois, simple, unique et grandiose. Celles-ci étaient au nombre de 5 :

1/ Le réceptacle confessionnel devait être Hégésippe Sherpa du moulin, obscur correspondant en Suisse alémanique pour Accrochages. Celui-ci, comme son patronyme le trahissait expressément, était d’ascendance népalaise par son père. Il parlait donc parfaitement le Sherpa, langue choisie par Emma Iks pour l’interview. Celle-ci considérait qu’une langue si proche du ciel devait s’être débarrassée des scories propres aux autres idiomes bassement terrestres. Il est à noter que dans son livre de 2009, Rencontre avec Iks, Sherpa du moulin avoua, non sans gène, qu’Emma Iks ne maitrisait pas cette langue à la perfection, lors de l’interview elle substitua systématique le mot « Balbuzard pécheur » en lieu et place du mot « art », et ce n’est qu’une des nombreuses approximations que le livre révèle.

2/ La conversation devait être unique et devait se dérouler au moment choisi par l’artiste. Le processus était simple, à compter du 26 février 1996 à minuit pile Emma Iks se réservait le droit de téléphoner sur la ligne fixe de l’appartement d’Hégésippe Sherpa du moulin, elle laisserait sonner quatre fois maximum. Si quelqu’un d’autre qu’Hégésippe décrochait, elle avait prévenu qu’elle raccrocherait et ne donnerait plus jamais d’interview, de même si les quatre sonneries passaient sans que le combiné quitte son socle, de même si l’on lui répondait dans une autre langue que le Sherpa. Hégésippe Sherpa du moulin, tel un amoureux transi, passa donc près de deux ans à attendre un hypothétique coup de fil d’Emma Iks. Durant cette période, il renonça à ses longues échappées montagnardes solitaires, il renonça à ses paresseuses après-midi de pêche à la truite, il renonça aussi à ses escapades nocturnes endiablées dans la bonne société Zurichoise. Dans les 230 m2 de son appartement, il fit installer un téléphone sans fil dans chaque pièce, et jusqu’à trois dans celles les plus largement dimensionnées. La première semaine, il manqua un appel en tentant de répondre avec un téléphone qu’il avait oublié de remettre en charge. Il ne s’agissait bien heureusement que de sa mère qui avait la fâcheuse habitude de lui téléphoner régulièrement pour ne rien dire. Cet événement le poussa à s’équiper de téléphones classiques, à fil, chacun d’eux étant monté sur une table à roulettes qu’il déplaçait au gré de ses mouvements. Les premiers mois, il chuta à maints reprises en se prenant les pieds dans les câbles qui trainaient partout. Fulgence Cabrefer, un ingénieur de ses amis, conçut un astucieux système de rails au plafond qui mit fin à ce désagrément. Souvent, les yeux perdus sur le lac de Zurich, Sherpa du moulin se demandait si un jour Emma Iks consentirait à le contacter, en attendant, il végétait sur sa terrasse de 80 m2, taillait ses bonzaïs, soignait ses orchidées ou en relisait pour la énième fois les œuvres de Stefan Sweig.

3/ Si la conversation téléphonique démarrait, Emma Iks avait prévenu qu’elle donnerait elle-même le tempo. Ainsi, si la ligne se perdait, elle se réservait le droit de choisir où et quand elle recontacterait le journaliste et si elle le recontacterait.

4/ Emma iks souhaitait rester tranquille dans sa propriété de Midsland aan Zee, sur l’île de Terschelling sur la Waddenzee. Si elle trouvait un journaliste ou paparazzi rodant autour de chez elle, elle était fermement décidée à disparaître pour de bon, elle avait même évoqué une retraite sans limite de durée aux Kiribati. Toute tentative de la contacter devait passer par une boite postale et être adressée à Tiburce, le dévoué majordome. L’hypothétique rencontre avait rapidement fuité dans la presse, ainsi que les rocambolesques conditions de l’artiste. Ce cocktail attisait évidemment les curiosités. Hégésippe Sherpa du moulin aidé par Maitre Grossmünster, l’avocat d’Accrochages, mit en place un nébuleux système de contrat d’exclusivité à multiples facettes qui réglait la répartition des sommes qu’engendrerait l’hypothétique interview et les produits qui en dériveraient. Le savoir-faire Helvète en terme de contrat et d’argent fit le reste. Tout au long de cette période, moins Emma Iks donnait de signe de vie plus la cocotte minute médiatique surchauffait.

5/ Sa dernière condition – la plus étrange de toute – était la façon dont elle voulait que le public découvre cette interview. Le seul support qu’Emma iks acceptait était d’un type bien précis : une fine couche de papier de riz de 6 grammes qui accueillerait la retranscription intégrale de l’interview (qu’elle aurait auparavant validée) écrite au jus de citron et à la plume d’aigrette à face blanche en alphabet Devnagari, l’écriture alphasyllabaire utilisée pour le Sherpa et de nombreuses langues indiennes et Népalaises.

C’est ainsi qu’à 4 heures 26 le matin du 2 décembre 1997 le téléphone se mit à sonner chez Hégésippe Sherpa du moulin. Celui-ci s’était assoupi à la page 7 d’Érasme, Grandeur et décadence d’une idée, de Zweig. C’est entre la seconde et la troisième sonnerie que sa main ankylosée par une mauvaise position empoigna le combiné. Il prononça, par habitude, l’équivalent d’un « Allo ? » en langue Sherpa. C’est la voix embrumée de sommeil de Tiburce qui lui répondit :

  • Monsieur Hégésippe Sherpa du moulin ?
  • Lui-même. Rétorqua-t-il dans la langue de son père.
  • Emmmmmmmmma IKS souhaite s’entretenir avec vous. Déclama-t-il avec emphase, puis reprenant à demi-voix. Mais je crains qu’elle soit passablement saoûle …En écho, Hégésippe Sherpa du moulin entendit une voix brisée par l’alcool hurler le nom de Tiburce, une discussion en une langue qu’il analysa, à posteriori, comme du Sarde s’engagea au loin entre l’artiste et son majordome. Sherpa du moulin déclara qu’il n’eut pas la présence d’esprit d’enclencher l’enregistreur audio durant les près de deux jours que durèrent l’échange. Certains commentateurs pensent qu’il souhaitait surtout garder l’exclusivité totale de cet entretien et que l’orgueil lui fit penser qu’en tant qu’intermédiaire unique de l’artiste une partie de la gloire de celle-ci rejaillirait sur lui-même. Au bout de près d’une heure, elle se saisit du combiné et prononça cette étonnante phrase, qui vingt ans après n’a pas encore délivré tous ses mystères :

« Pour moi le Balbuzard pêcheur c’est juste peau de Nak »

Hégésippe Sherpa du moulin comprit plus tard qu’elle avait confondu le mot peau de Nak (le Nak étant la version Sherpa du Yak) avec celui dont la sonorité dans cette langue est très proche : « caca ».